Travail & emploi : vers la fin d’un couple historique ?

Jeremy Lamri
11 min readMar 11, 2024

Depuis la Révolution Industrielle, les concepts de “travail” et d’”emploi” semblent former un couple indissociable, articulant autour d’eux l’organisation des sociétés, l’économie, et la place de l’individu au sein de cet ensemble complexe. Pourtant, à l’aube de l’économie quaternaire, marquée par de nouveaux modèles économiques autour de la connaissance, des compétences, de la solidarité et du développement durable, nous assistons peut-être à la redéfinition, voire à la dissociation, de ce couple mythique.

Qu’est ce que le travail ?

Historiquement, le travail, avec ses racines étymologiques renvoyant à un instrument de torture, symbolisait l’effort, la peine, mais aussi la subsistance et la réalisation. Son usage pour désigner le labeur vient de l’idée de peine et de souffrance associée à l’effort physique ou intellectuel. Ce n’est que plus tard que le terme a évolué pour englober des notions plus larges d’activité productive et de réalisation.

Le mot français“travail” a une origine distincte, remontant au latin “tripalium”, qui désignait un instrument de torture à trois pieux.

Au Moyen Âge, le mot “tripalium” a évolué en “travagium,” puis en “travail” en ancien français, avec le sens de peine, difficulté, ou labeur pénible. La transition de l’utilisation du terme de la torture physique à celle du labeur difficile reflète la dure réalité du travail à cette époque, souvent perçu comme une souffrance nécessaire à la survie. Pour illustrer la diversité des perspectives culturelles sur le concept de travail à travers les langues et l’histoire, le mot français “travail” a ainsi une connotation originelle de douleur et de peine, alors que le mot anglais “work” trouve son origine dans des termes liés à l’action et à l’accomplissement, venant du terme proto-indo-européen “wérǵom”.

À travers les âges, philosophes et penseurs ont examiné le travail non seulement comme une nécessité économique ou une activité productive, mais comme un élément central à la quête de sens, à la constitution de l’identité individuelle et collective, et à la structuration des sociétés. Pour Aristote, le travail n’est pas seulement une nécessité ou un moyen de subsistance; c’est une voie vers l’excellence morale et le développement des capacités humaines, un moyen d’atteindre l’eudaimonia, ou bien-être. Pour Hegel, le travail est vu comme une médiation entre l’homme et le monde, un processus à travers lequel l’individu se construit et contribue à la réalité objective.

Karl Marx, quant à lui, considère que le travail devrait être une expression de la vie et non une simple activité de survie. Dans une veine différente, la philosophie existentialiste, avec des penseurs comme Jean-Paul Sartre, considère le travail comme un acte qui façonne le monde à son image et prend responsabilité pour son être-au-monde. J’aime la philosophie, car elle nous offre une vision riche et complexe du travail, le considérant non seulement en termes économiques ou productifs, mais comme un élément essentiel à la compréhension de l’existence humaine.

D’un point de vue plus pragmatique, de nos jours, le travail désigne de fait toute activité humaine visant à produire, créer, transformer ou entretenir quelque chose. Le travail peut être rémunéré ou non, et s’étend au-delà des cadres formels pour inclure des efforts personnels, domestiques, artistiques ou volontaires. Il renvoie à l’effort, à la créativité, à la peine, mais aussi à la satisfaction et à l’accomplissement. Le travail est perçu comme une expression de l’identité, un moyen d’autoréalisation et un élément central de l’expérience humaine. Il englobe une diversité d’activités et de motivations, allant de la nécessité économique à la quête de sens.

Qu’est ce que l’emploi ?

L’emploi, apparu au 19ème siècle comme une structuration plus formelle de ce travail, incarnait l’engagement dans une activité spécifique, souvent rémunérée, au sein d’une organisation. Si l’un évoquait la nature de l’activité humaine dans sa diversité, l’autre en définissait le cadre, le contrat, et la finalité économique. Il porte en lui l’idée d’affectation à une tâche spécifique, d’engagement dans une activité avec un objectif précis.

“Emploi” vient du latin “implicare”, signifiant “entrelacer”, “impliquer” ou “engager”.

L’emploi peut être vu, dans une perspective philosophique, comme un contrat social au sens rousseauiste, où l’individu accepte de se soumettre à une autorité (l’employeur) en échange de sécurité (salaire, durée garantie, protection sociale). Ce contrat est à la fois explicite et implicite, incluant non seulement les termes légaux de l’emploi, mais aussi les attentes sociétales en matière de travail et de contribution à la communauté.

Pour Marx, l’emploi sous le capitalisme sépare l’ouvrier du produit de son travail, de son processus de travail, de ses collègues, et de sa propre essence en tant qu’être humain. Cette aliénation résulte de la nature exploitative de l’emploi capitaliste, où le travail est réduit à une marchandise et l’individu à une ressource. Dans la perspective existentialiste, l’emploi est plutôt un terrain où l’individu peut soit exercer sa liberté, soit se soumettre à l’inauthenticité. L’emploi devient un espace de réalisation ou de déni de soi, selon que l’individu s’engage dans son travail de manière authentique ou se laisse définir par les rôles et attentes externes.

De nos jour, l’emploi fait nécessairement référence à une position ou une fonction exercée par une personne au sein d’une organisation ou d’une société, souvent en échange d’une rémunération. Il met l’accent sur la relation contractuelle entre l’employeur et l’employé, les responsabilités attribuées et le cadre professionnel. L’emploi évoque la structure, la stabilité et l’intégration dans un système économique et social. Il est souvent associé à des notions de carrière, de sécurité financière et de statut social. L’emploi, dans le discours contemporain, est chargé de valeurs telles que la réussite, l’autonomie et la contribution à la société.

L’émergence des slashers : travail et emploi au pluriel

Parmi les tendances marquantes du monde du travail, l’émergence des slashers incarne parfaitement la transition vers des modèles professionnels plus fluides et diversifiés. Les slashers, ces professionnels qui cumulent plusieurs métiers ou activités (par exemple, graphiste/écrivain/entrepreneur), symbolisent la recherche de sens, d’autonomie et de flexibilité dans le travail. Ils représentent une nouvelle génération de travailleurs pour qui l’identité professionnelle est plurielle et dynamique, et pour qui le travail est envisagé comme un moyen d’expression personnelle et de réalisation de soi à travers divers domaines d’activité.

Les slashers illustrent une rupture avec l’idée traditionnelle d’une carrière linéaire et spécialisée.

La reconnaissance et le soutien des slashers dans l’économie à venir nécessitent une réflexion approfondie sur les cadres légaux, fiscaux et sociaux. Les politiques d’emploi doivent évoluer pour offrir une sécurité et une protection adaptées à ceux qui naviguent entre plusieurs statuts professionnels, garantissant ainsi l’accès à la formation, aux soins de santé et à la protection sociale. De même, les organisations vont devoir repenser leurs modèles de travail pour intégrer davantage de flexibilité, reconnaissant la valeur ajoutée que les slashers apportent à travers leur diversité d’expériences et de perspectives.

L’essor des slashers remet également en question les conceptions traditionnelles du succès professionnel, soulignant qu’une carrière épanouissante peut être riche et variée plutôt que linéaire et spécialisée. Cette tendance vers une approche plus personnelle et diversifiée du travail est susceptible de s’accentuer, avec des individus cherchant à construire des parcours professionnels qui reflètent leurs intérêts multiples, leurs compétences et leurs valeurs, plutôt que de suivre un chemin prédéfini.

La lente disssociation entre travail et emploi

La distinction croissante entre “travail” et “emploi” est symptomatique des mutations profondes qui s’opèrent dans nos sociétés. Si historiquement, l’emploi a été perçu comme la forme institutionnalisée et économiquement rémunérée du travail, nous observons aujourd’hui une diversification des formes de travail qui s’étendent bien au-delà des cadres traditionnels de l’emploi. Cette évolution soulève des questions fondamentales sur la valeur, la reconnaissance et la sécurisation des différentes formes de travail dans l’économie quaternaire.

Le travail, dans sa conception la plus large et la plus moderne, englobe une variété d’activités humaines visant la création de valeur, qu’elle soit économique, sociale, culturelle ou personnelle.

L’ère numérique et l’avènement de l’économie de la connaissance ont exacerbé la diversification des activités qualifiées de travail, incluant le travail indépendant, le freelancing, le travail collaboratif en ligne, le bénévolat qualifié, ou encore les initiatives entrepreneuriales individuelles. Ces formes de travail, souvent marquées par une grande autonomie et une flexibilité accrue, reflètent une quête de sens et d’épanouissement personnel qui transcende les frontières traditionnelles de l’emploi salarié.

Parallèlement, l’emploi, entendu comme une relation de travail formalisée et contractualisée entre un employeur et un employé, est lui-même en mutation. Les transformations technologiques, l’automatisation et la numérisation des processus de production remodèlent les structures organisationnelles et les modalités d’exercice du travail salarié. L’émergence de l’économie des plateformes illustre cette mutation, proposant de nouvelles formes d’engagement professionnel qui brouillent les lignes entre travail indépendant et salariat, entre autonomie et subordination.

Cette dissociation croissante entre travail et emploi pose avec acuité la question de la reconnaissance et de la protection des travailleurs. Si l’économie quaternaire valorise la flexibilité, l’autonomie et la réalisation de soi à travers le travail, elle interpelle également sur les risques de précarisation et d’inégalités accrues. La sécurisation des parcours professionnels, la protection sociale des travailleurs non salariés, et la reconnaissance des contributions non marchandes sont autant de défis à relever pour concilier flexibilité et sécurité dans le nouveau paysage du travail.

Quelles évolutions probables à venir ?

Dans le sillage de la dissociation entre travail et emploi, plusieurs tendances se dessinent à l’horizon, esquissant les contours d’un avenir du travail marqué par l’innovation, la flexibilité et une redéfinition de la notion de sécurité professionnelle. Ces évolutions, bien que s’inscrivant dans la continuité des transformations actuelles, promettent de remodeler encore davantage nos conceptions du travail, de l’emploi et du marché du travail dans son ensemble.

L’une des évolutions majeures concerne la trajectoire professionnelle des individus, qui tend vers des parcours de plus en plus non linéaires. Dans ce modèle, les individus accumulent des expériences diverses, alternant entre emploi salarié, entrepreneuriat, formations, périodes de bénévolat ou de projets personnels. Cette flexibilité dans les parcours professionnels reflète une adaptation aux réalités d’un marché du travail en mutation et à la quête de sens et d’épanouissement personnel.

La notion de carrière, autrefois perçue comme une ascension progressive au sein d’une même organisation ou secteur, évolue vers un modèle de “carrière mosaïque”.

Parallèlement, l’économie collaborative et l’entrepreneuriat social gagnent du terrain, proposant des modèles économiques qui valorisent la solidarité, l’impact social et environnemental. Ces initiatives, souvent portées par des technologies numériques qui facilitent la collaboration à grande échelle, redéfinissent les notions de succès, de performance et de contribution à la société. Elles offrent des perspectives d’emploi enrichissantes, qui allient réalisation professionnelle et engagement pour des causes sociétales.

Face à ces changements, la gouvernance du travail est appelée à évoluer. Les politiques publiques, les normes sociales et les cadres juridiques doivent s’adapter pour offrir une protection adéquate à tous les travailleurs, quel que soit leur statut. Cela implique de repenser les systèmes de protection sociale, de reconnaître et valoriser les différentes formes de travail, et de promouvoir l’équité et l’accès aux opportunités pour tous. Une telle évolution vers une gouvernance plus inclusive et flexible pourrait favoriser l’émergence de nouvelles formes de solidarité et de coopération au sein du marché du travail.

Conclusion

A travers la question de savoir si nous assistons à la fin du couple “travail & emploi”, l’objectif est ici de vous inviter à une réflexion sur l’évolution de nos sociétés. Plutôt que de parler de fin, il serait peut-être plus juste d’évoquer une transformation, une réinterprétation de ces concepts à la lumière des défis et des opportunités de notre temps. Ce n’est pas tant la disparition de leur lien qui se profile, mais plutôt l’émergence d’une relation réinventée, où l’emploi devient un moyen parmi d’autres de réaliser un travail épanouissant, significatif, et aligné sur les valeurs d’une économie quaternaire.

Dans cette perspective, l’avenir du travail et de l’emploi pourrait bien résider dans leur capacité à se réinventer, à s’adapter aux aspirations humaines et aux impératifs écologiques et sociaux de notre époque. Ce faisant, ils continueront de former un couple, non plus historique, mais visionnaire, ouvrant la voie à une société où travail et emploi sont en harmonie avec les aspirations profondes de l’humanité.

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[Article créé le 1er mars 2024, par Jérémy Lamri avec le soutien de l’algorithme GPT-4 d’Open AI pour la structuration, l’enrichissement et l’illustration. L’écriture est principalement la mienne, tout comme la plupart des idées de cet article].

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Jeremy Lamri

CEO @Tomorrow Theory. Entrepreneur, PhD Psychology, Author & Teacher about #FutureOfWork. Find me on https://linktr.ee/jeremylamri