Pourquoi certaines équipes fonctionnent mieux que d’autres ?

Jeremy Lamri
10 min read3 days ago

Pourquoi certaines équipes fonctionnent mieux que d’autres ? En 2007, Nokia régnait sur le marché mobile. Dix ans plus tard, l’entreprise n’existait plus. Son erreur ? Elle croyait à son organigramme. Nokia n’a pas raté un virage technologique. Elle s’est effondrée parce que son réseau interne était malade. Et ce n’est pas une exception. Des milliers d’entreprises font la même erreur chaque jour. Le plus grand mensonge du management ? Croire que l’organigramme reflète la réalité. Plongée dans le sociogramme de Moreno.

L‘illusion du management technique

Imaginez deux équipes, dans la même entreprise, avec les mêmes ressources et les mêmes objectifs. L’une avance vite, échange naturellement, innove sans friction. L’autre patauge, s’épuise en réunions stériles, échoue à résoudre les problèmes majeurs. Sur le papier, elles sont identiques. Les explications traditionnelles — compétences, leadership, structure organisationnelle — ne suffisent pas à éclairer les écarts de performance. Car derrière l’organigramme officiel, une autre architecture opère en silence : celle des relations humaines. Invisibles mais déterminantes, ces interactions façonnent la cohésion, la circulation de l’information et la capacité d’une équipe à innover ou à s’effondrer.

Le management est une illusion d’optique. La plupart des entreprises échouent à comprendre pourquoi certaines équipes performent mieux que d’autres. On croit diriger avec des organigrammes, des rôles, des KPI. Mais la vraie force d’une équipe, ce n’est ni son budget ni son process. C’est la manière dont circulent la confiance, l’influence et l’information. Ce que vous ne voyez pas vous tue.

Si Nokia avait compris la puissance du sociogramme, son destin aurait pu être différent. Jacob Levy Moreno l’avait découvert dans les années 30 : ce ne sont pas les postes qui font la performance d’un groupe, mais la manière dont les gens interagissent entre eux. Et il avait un outil pour ça : le sociogramme.

Le sociogramme de Moreno : cartographier l’invisible

Jacob Levy Moreno, psychiatre et sociologue, ne s’intéressait pas aux individus isolés, mais aux liens qui les relient. Dans les années 30, alors que la psychologie sociale se focalise encore sur les traits de personnalité et la hiérarchie, il fait une découverte fondamentale :

L’essence d’un groupe ne réside pas dans son organigramme, mais dans la manière dont circulent l’attraction et la répulsion entre ses membres.

Un manager peut croire qu’il maîtrise son équipe parce que tout semble fonctionner en surface. Mais ce qu’il ignore, c’est que des tensions latentes, invisibles dans les réunions officielles, affaiblissent progressivement la dynamique collective. Il ne le découvrira que lorsqu’il sera trop tard.

Pour tester son hypothèse, Moreno mène une expérience dans une école où certains élèves excellent tandis que d’autres peinent à s’intégrer. Plutôt que de s’en remettre aux explications classiques (intelligence, statut social, méthodes pédagogiques), il demande aux élèves de désigner spontanément avec qui ils aimeraient travailler ou passer du temps.

Le résultat est frappant : les dynamiques d’influence et d’exclusion sont immédiatement visibles. Certains élèves sont systématiquement choisis, d’autres systématiquement évités, formant ainsi un maillage invisible qui façonne la cohésion ou la fragmentation du groupe.

De là naît le sociogramme, une représentation graphique permettant de cartographier les relations interpersonnelles et d’identifier plusieurs types d’acteurs clés :

  • Les leaders informels, qui exercent une influence plus forte que les managers officiels.
  • Les connecteurs, qui assurent la liaison entre différents sous-groupes et évitent la fragmentation du collectif.
  • Les isolés, dont l’exclusion affaiblit le tissu relationnel et augmente le risque de désengagement.
  • Les clans fermés, qui peuvent générer des blocages et freiner la circulation des idées.

D’abord appliqué aux écoles et aux groupes militaires, cet outil est rapidement devenu un levier puissant pour comprendre les dynamiques d’équipes dans les organisations.

L’exemple typique de Nokia

Hiver 2007. Bureaux de Nokia. Dans une salle de réunion feutrée, un ingénieur termine sa présentation. Sur son écran, l’iPhone, fraîchement sorti. Il sait que Nokia est en retard. Son interface est vieillissante. Son OS est obsolète. Il le dit à son manager. Silence. Le manager hoche la tête, note quelques mots. Ce rapport ne remontera jamais. Pourquoi ? Parce qu’une autre règle non écrite circule : “Ne pas faire de vagues.” En surface, tout va bien. Les PowerPoints rassurent. Les chiffres sont bons. Mais l’entreprise est déjà en train de couler.

Chez Nokia, l’information qui compte ne circule pas. Parce que Nokia croit en son organigramme. Parce que les vrais circuits d’influence, eux, sont invisibles. En 2007, Nokia était encore le leader incontesté du marché des téléphones mobiles, avec une organisation rodée, des équipes compétentes et une chaîne de production ultra-performante. Pourtant, en quelques années, l’entreprise s’est effondrée face à la montée d’Apple et d’Android. Officiellement, la chute de Nokia est souvent attribuée à un manque d’innovation ou à une mauvaise stratégie. Mais un facteur clé est resté longtemps sous-estimé : l’aveuglement du management face aux dynamiques relationnelles internes. Un cas très bien décrit par l’INSEAD.

À l’époque, Nokia avait une structure rigide où les décisions stratégiques se prenaient en haut de la pyramide. Les équipes produit et R&D, pourtant en avance technologiquement, voyaient leurs idées freinées par des circuits bureaucratiques complexes et des guerres d’influence internes. Nokia pense que la performance se pilote par le haut, avec des reportings, des directives, une hiérarchie bien définie. Mais la vérité est ailleurs.

L’information vit ou meurt dans les réseaux informels.
Et Nokia avait un réseau malade.

Officiellement, les dirigeants recevaient des rapports qui montraient que tout allait bien. Mais sur le terrain, un phénomène invisible se jouait : une culture de la peur et de la complaisance s’était installée. Les ingénieurs savaient que l’iPhone, lancé en 2007, représentait une révolution. En interne, plusieurs d’entre eux alertaient sur le retard que Nokia prenait en matière d’interface utilisateur et d’écosystème applicatif. Mais ces signaux faibles ne parvenaient jamais aux dirigeants. Pourquoi ? Parce que les réseaux réels d’influence ne suivaient pas l’organigramme officiel.

Des études menées après la chute de Nokia ont révélé qu’un effet de filtre relationnel s’était installé. Les managers intermédiaires, soucieux de ne pas déplaire à leur hiérarchie, minimisaient les alertes. Résultat : la circulation d’informations critiques était bloquée par des relations de défiance et de rétention d’information, non visibles dans les schémas officiels de reporting.

Si Nokia avait appliqué une approche sociométrique pour analyser ses équipes, les dirigeants auraient pu identifier plusieurs signaux faibles :

  • Les “connecteurs” écartés : certains ingénieurs influents, qui faisaient le lien entre la R&D et le marché, avaient perdu leur place dans les échanges stratégiques.
  • Les zones d’isolement : la division mobile s’était refermée sur elle-même, sans interagir suffisamment avec les acteurs externes (développeurs, designers, utilisateurs finaux).
  • Un climat de défiance : les décisions ne se prenaient plus sur la base des meilleures idées, mais sur des jeux de pouvoir internes.

En cartographiant les réseaux de communication réels, Nokia aurait pu repérer ces blocages et rééquilibrer la structure pour favoriser un meilleur partage des informations. Cela aurait permis d’anticiper la rupture technologique qui allait la mettre en difficulté. Ce qui a tué Nokia, ce n’est pas un manque de moyens ni un déficit d’expertise. C’est un défaut de vision des dynamiques relationnelles internes. Si les entreprises veulent éviter ce piège, elles doivent cesser de s’appuyer uniquement sur des KPI et des organigrammes figés. Elles doivent apprendre à cartographier les interactions réelles et à identifier les acteurs-clés qui, parfois, ne sont pas ceux que l’organigramme met en avant.

Pourquoi le sociogramme est plus pertinent que jamais dans le monde du travail

Les travaux de Moreno, longtemps cantonnés à la psychologie sociale, prennent aujourd’hui une résonance nouvelle. Les entreprises sont confrontées à des transformations majeures qui redéfinissent les modes de collaboration :

Le travail hybride et la dilution des interactions informelles

Loin de se limiter à une simple flexibilité spatiale, le travail hybride modifie en profondeur les circuits d’information et l’accès aux ressources. Privés des interactions spontanées du bureau, certains collaborateurs se retrouvent déconnectés des dynamiques naturelles de l’équipe, ce qui peut accentuer l’isolement et la démobilisation.

L’explosion des outils numériques et la surcharge relationnelle

Les plateformes collaboratives ont démultiplié les points de contact, mais à quel prix ? Loin d’améliorer la fluidité des échanges, cette hyper-connexion crée une surcharge relationnelle pour certains acteurs-clés, souvent sollicités au détriment d’une répartition plus équilibrée des interactions.

L’impératif d’agilité et la montée des silos organisationnels

Face à un environnement de plus en plus incertain, les entreprises exigent des équipes réactives et interconnectées. Pourtant, les structures traditionnelles restent trop rigides et cloisonnées. Comprendre les réseaux réels de coopération permet de révéler les passerelles informelles qui facilitent l’innovation et la transmission des connaissances.

Ces mutations rendent obsolètes les modèles d’analyse classiques basés sur les titres et les organigrammes formels. L’avenir du management passe par une lecture dynamique des interactions, où les relations humaines deviennent une ressource stratégique à part entière.

Du sociogramme à l’ONA : la révolution des données relationnelles

Si le sociogramme de Moreno reposait sur des observations empiriques et des questionnaires, les avancées technologiques ont permis d’affiner cette approche. L’Organizational Network Analysis (ONA) repose sur des données quantitatives extraites des outils numériques (emails, messageries instantanées, plateformes collaboratives) pour cartographier les flux de communication en temps réel. Mais quels sont les apports de l’ONA par rapport au sociogramme traditionnel ?

  • Détection des goulets d’étranglement : Qui est systématiquement en surcharge relationnelle et risque l’épuisement ?
  • Identification des influenceurs réels : Qui joue un rôle clé dans la circulation de l’information, indépendamment de son titre ?
  • Cartographie des zones de friction : Où se situent les points de tension latente pouvant mener à des conflits ouverts ?

L’IA joue ici un rôle clé : en analysant des signaux faibles, elle permet d’anticiper les risques de désengagement ou de déséquilibre relationnel avant qu’ils ne se manifestent de manière visible.

Ces outils posent aussi de nouvelles questions éthiques : jusqu’où peut-on analyser les échanges internes sans tomber dans une forme de surveillance organisationnelle ? Comment s’assurer que ces données sont utilisées pour le bien-être collectif et non pour accentuer le contrôle des collaborateurs ?

Pour bien gérer une équipe, il est essentiel de ne pas s’arrêter aux titres officiels mais d’identifier les acteurs clés qui jouent un rôle central dans la cohésion et la performance collective. Un manager attentif aux dynamiques informelles peut également repérer les collaborateurs isolés et mettre en place des actions pour favoriser leur intégration et renforcer leur sentiment d’appartenance. Anticiper les tensions est un autre enjeu majeur. Plutôt que d’attendre qu’un conflit éclate, analyser les interactions permet d’identifier les zones sensibles et d’intervenir en amont pour désamorcer les frictions avant qu’elles ne se cristallisent.

Encourager la mise en relation des collaborateurs de différents services facilite l’échange d’idées et permet de briser les silos organisationnels. Au lieu d’imposer des équipes artificielles, structurer les projets en fonction des réseaux naturels de collaboration favorise un travail plus fluide et efficace. Dans un environnement où l’innovation est clé, il est aussi fondamental de créer des espaces où les idées circulent librement. Les entreprises les plus performantes savent détecter et soutenir ces communautés d’innovation, souvent informelles mais hautement stratégiques.

Les collaborateurs très sollicités peuvent rapidement se retrouver en surcharge relationnelle, avec un effet d’épuisement progressif. Analyser les flux d’interaction permet d’identifier ces points de tension et de rééquilibrer les charges de travail et d’échange. Un environnement de travail harmonieux repose également sur un équilibre entre donner et recevoir du soutien. Lorsqu’une organisation favorise une répartition équitable des interactions, elle renforce la résilience collective et assure un meilleur bien-être général.

Conclusion

Comprendre qu’une entreprise est avant tout un tissu relationnel permet de passer d’une gestion statique à une gestion dynamique des équipes. Il ne s’agit plus simplement de nommer des responsables ou d’appliquer des méthodes standards de management, mais d’orchestrer intelligemment les connexions et les interactions pour maximiser l’impact collectif.

Oubliez votre organigramme. Regardez votre réseau. Ne managez pas une structure, managez des flux. Aujourd’hui, les entreprises qui réussissent ne sont pas celles qui ont les meilleures méthodes. Ce sont celles qui ont la meilleure cartographie de leurs interactions. Ce que vous ne mesurez pas, vous ne le pilotez pas. Et ce que vous ne pilotez pas vous échappe. Alors posez-vous la question : savez-vous vraiment comment fonctionne votre équipe ?

— —

[Article créé le 18 février 2025, par Jérémy Lamri avec le soutien des modèles Claude 3.5 Sonnet, Perplexity, GPT4o et o3-mini pour la structuration et l’enrichissement, et GPT4o et Napkin pour l’illustration. L’écriture est principalement la mienne, tout comme la plupart des idées de cet article].

— —

Suivez mon actualité avec Linktree

Si vous vous intéressez aux enjeux technologiques et sociétaux du futur du travail, je vous invite à vous abonner à la newsletter dédiée que je tiens sur le sujet, et à consommer les contenus que je produis régulièrement :

--

--

Jeremy Lamri
Jeremy Lamri

Written by Jeremy Lamri

CEO @Tomorrow Theory. Entrepreneur, PhD Psychology, Author & Teacher about #FutureOfWork. Find me on https://linktr.ee/jeremylamri

No responses yet