[DOSSIER] Les IA sont-elles déjà des personnes ?
Depuis près de 150 ans, l’entreprise est une personne morale. Sans conscience ni corps, cette entité reconnue comme une “personne” agit, possède, influence, décide. Elle est partout, mais personne ne l’a jamais vue. En lui accordant des droits sans exigence de subjectivité, le droit moderne a rompu un pacte millénaire, celui de l’incarnation. Ce précédent juridique, discret mais fondamental, trace aujourd’hui une ligne directe vers la reconnaissance future des intelligences artificielles. Avec quelles conséquences ?
D’où vient la personne morale ?
En 1819, la Cour suprême des États-Unis reconnaît à un collège privé le droit d’exister comme entité autonome capable de se défendre en justice. Derrière cette décision, une affirmation inédite : un collectif abstrait peut incarner une personne juridique. Cette reconnaissance consacre une rupture ancienne, mais désormais codifiée. Le droit moderne entérine l’idée qu’il est possible de posséder des droits, d’agir en justice, d’accumuler des biens et d’exercer une volonté collective… sans exister biologiquement.
Cette idée n’est pas née dans l’Amérique industrielle. Elle plonge ses racines dans le droit romain, sous la forme du concept de persona ficta, dès le IIIᵉ siècle av. J.-C. Les juristes romains reconnaissent déjà aux cités, aux collèges religieux et aux corporations le pouvoir d’agir en tant qu’unités juridiques distinctes des individus qui les composent (Maine, 1861 ; Stein, 1999). Justinien consolide cette idée dans le Corpus Juris Civilis, en conférant aux collectivités une capacité pérenne à contracter et à ester en justice.
Ce modèle connaît une expansion décisive au Moyen Âge. L’Église catholique, soucieuse de gérer des biens, de transmettre une autorité, et d’exister au-delà des vies humaines, généralise l’usage de la personnalité morale dans son droit canon. En 1250, le pape Innocent IV distingue formellement la personne physique de la personne morale. L’institution devient ainsi perpétuelle, immortelle dans l’ordre juridique, même si ses membres meurent ou chutent (Tierney, 1998).
Au XVIIIᵉ siècle, les philosophes du contrat social reprennent cette logique en l’appliquant à l’État. Hobbes définit le souverain comme une personne artificielle représentant le corps politique. Locke et Rousseau y voient un acteur collectif doté d’une volonté propre, distincte de la somme des individus. Le droit, la politique et l’économie convergent ainsi vers une même abstraction opératoire : celle d’un être qui agit, décide, commande et possède, mais dont l’existence repose sur un acte de reconnaissance symbolique, non sur une expérience vécue (Hobbes, 1651 ; Locke, 1690 ; Rousseau, 1762).
Mais en France particulièrement, la Révolution abolit brutalement tous les corps intermédiaires (décret d’Allarde, loi Le Chapelier, 1791), ce qui mène à refuser toute forme de personnalité collective hors de l’individu-citoyen. Cette période rejette l’idée même de personne morale au nom de l’égalité et de la souveraineté populaire. C’est donc une période de vide juridique pour les entités collectives : ni les syndicats, ni les associations, ni les entreprises ne disposent d’une personnalité distincte dans l’ordre du droit.
Peu après, sous Napoléon, le Code civil de 1804 (titre I du Livre I, articles 34 à 36) commence à reconnaître explicitement l’existence de personnes juridiques autres que les individus, mais de manière extrêmement limitée : Art. 34 (ancien) : “Les établissements publics ont la personnalité juridique.” Autrement dit, seule une personne morale d’intérêt public, reconnue par l’État, peut exister comme sujet de droit.
Les sociétés commerciales, quant à elles, seront reconnues comme personnes morales dans le Code de commerce, notamment avec la loi de 1867 qui autorise la création de sociétés anonymes sans autorisation préalable — un tournant majeur dans l’histoire de la personnalité morale d’entreprise.
L’ère industrielle parachève cette évolution. Avec la montée des sociétés par actions et la généralisation des entreprises à responsabilité limitée, le droit démultiplie les entités morales. Il en fait les piliers d’un capitalisme capable de mobiliser des ressources immenses sans exposer personnellement ses contributeurs. La société devient une personne, mais une personne sans affect, sans mort, sans honte, sans mémoire sensible. Elle agit, mais ne ressent pas. Elle commet, mais ne regrette rien. Elle dure, quoi qu’il en coûte à ceux qui la servent (Harris, 2000 ; Savigny, 1840).
En créant la personne morale, le droit moderne a rompu avec une évidence millénaire : celle qui lie la reconnaissance juridique à l’expérience humaine. Ce glissement n’a pas seulement permis l’essor des entreprises modernes. Il a ouvert une brèche anthropologique. Car si une abstraction peut devenir une personne dans l’ordre juridique, rien ne permet d’exclure qu’un jour, une intelligence artificielle, un robot autonome ou un système algorithmique bénéficie du même statut. La logique est déjà là. Il ne manque que l’extension de la reconnaissance. Comme nous le faisons depuis plus de deux millénaires, un glissement après l’autre.
La personne morale constitue ainsi le précédent invisible qui autorise, en filigrane, la reconnaissance juridique des entités non humaines. Elle brise le lien entre subjectivité et droit, entre incarnation et légitimité. Elle efface les frontières entre l’humain et ses artefacts. Il devient alors urgent de réinterroger cette fiction fondatrice. Non pour l’abolir, mais pour en comprendre les implications. Ce que l’histoire a construit dans un but économique ou administratif, la philosophie doit aujourd’hui en éclairer les conséquences civilisationnelles.
Les ambiguïtés morales et politiques de la personne morale
La personne morale n’est pas née d’un acte unique, mais d’un long processus de formalisation. Elle s’est progressivement imposée comme infrastructure invisible du monde moderne, en s’appuyant sur trois piliers : la continuité institutionnelle, la dissociation de la responsabilité individuelle, et l’efficience économique. Cette construction repose sur une fiction juridique dont la puissance performative s’est renforcée à mesure que le droit a cessé d’exiger l’expérience humaine comme condition d’accès à la personnalité.
Pourtant, il y a un problème. La personne morale a été pensée comme un instrument neutre destiné à faciliter l’action collective, mais son abstraction même a ouvert un espace d’ambiguïtés que ni le droit ni la morale n’ont su encadrer pleinement. En lui conférant les attributs d’une personne sans les exigences de la subjectivité, le droit moderne a créé un acteur capable d’agir puissamment dans le monde tout en échappant aux critères élémentaires de responsabilité humaine.
Une responsabilité sans remords : l’éthique externalisée
La personne morale peut agir, nuire, exploiter, corrompre ou détruire, sans jamais ressentir ni honte ni remords. Le droit ne lui impose ni mémoire sensible ni conscience réflexive. Lorsqu’un scandale éclate, l’entreprise paie. Mais elle ne souffre pas. Elle ne traverse ni épreuve intérieure ni transformation morale. L’amende remplace le blâme. L’image publique se gère comme un actif. La communication de crise tient lieu de confession.
Comme l’a bien analysé Joel Bakan, la corporation moderne, en tant que personne morale, manifeste des traits similaires à ceux d’un individu atteint de trouble de la personnalité antisociale : indifférence à la souffrance d’autrui, instrumentalisation des relations, absence de culpabilité (Bakan, 2004). Cette analogie clinique, provocatrice en apparence, pointe en réalité une conséquence logique de l’abstraction juridique : une entité non humaine, dont la seule finalité est le rendement, se trouve par nature incapable de répondre à une exigence morale.
Dans ce cadre, l’éthique devient un paramètre stratégique, non un horizon de finalité. Elle se mesure en points ESG, en scores de réputation, en retour sur investissement éthique (Eccles et al., 2012). Certaines entreprises intègrent des chartes, créent des comités d’éthique, nomment des Chief Purpose Officers. Mais ces dispositifs restent déconnectés de toute intériorité vécue. Ils fonctionnent comme des instruments de régulation de la perception, non comme des engagements enracinés dans l’expérience du juste et de l’injuste.
Une désincarnation du pouvoir : dilution des causes et des fautes
La personne morale ne ressent rien, mais elle protège. Elle absorbe les actes de ceux qui l’animent. Elle neutralise les responsabilités individuelles dans le tissu des organigrammes, des process et des chaînes de décision. Lorsqu’une entreprise pollue, manipule, licencie abusivement ou provoque une crise sanitaire, les dirigeants invoquent le système, les contraintes, le marché, les procédures internes. Le sujet disparaît dans le schéma.
Cette dilution de la responsabilité constitue l’un des angles morts les plus problématiques du capitalisme contemporain. Ulrich Beck évoquait déjà dans sa société du risque une architecture de la modernité qui produit des effets massifs sans sujet identifiable, où les catastrophes deviennent systémiques plutôt qu’intentionnelles (Beck, 1986/2001). La personne morale cristallise cette logique : elle produit des décisions, mais dissout les intentions.
Les scandales d’entreprise illustrent cette mécanique. Du glyphosate de Monsanto aux opioïdes de Purdue Pharma, des fuites de données de Facebook aux ateliers du Bangladesh pour H&M ou Zara, les fautes systémiques trouvent rarement leurs coupables. Le pouvoir s’exerce sans sujet. Le droit condamne une entité abstraite, mais n’identifie aucun visage. L’anonymat du collectif devient le bouclier juridique de ses membres. La violence structurelle ne passe plus par des ordres explicites, mais par des objectifs chiffrés, des routines organisationnelles, des tableaux de bord — autant de dispositifs que Boltanski et Chiapello ont décrit comme les instruments d’un “nouvel esprit du capitalisme” (Boltanski & Chiapello, 1999).
Une souveraineté silencieuse : l’acteur non élu du monde contemporain
Certaines personnes morales disposent aujourd’hui d’un poids supérieur à celui de nombreux États. Elles orientent la consommation, modèlent les imaginaires, conditionnent les trajectoires professionnelles, influencent les lois. Leurs budgets excèdent ceux des ministères. Leurs décisions engagent des millions d’êtres humains.
Ce pouvoir ne procède ni d’un vote, ni d’un contrat social, ni d’un mandat populaire. Il résulte d’une efficacité opérationnelle, renforcée par le statut juridique. La personne morale devient ainsi un souverain sans légitimité démocratique. David Ciepley propose d’ailleurs de requalifier les grandes entreprises modernes non comme des marchés, mais comme des “mini-États privés”, dotés d’une autorité interne et d’une capacité de gouvernance autonome (Ciepley, 2013).
Le droit a donc produit une entité capable de se mouvoir dans l’espace public avec les attributs d’un acteur politique, tout en échappant à toute forme de reddition de comptes civique. Elle influence la loi par le lobbying, négocie des privilèges fiscaux, déplace ses responsabilités d’un pays à l’autre. Sa souveraineté se déploie dans un vide normatif, entre droit public et droit privé, entre morale et stratégie, entre fiction et influence réelle. Il ne s’agit donc pas de dénoncer un excès. Il faut comprendre que le problème est structurel. La personne morale a été conçue pour cela : protéger, neutraliser, abstraire. Le droit a réussi. Mais l’humanité, elle, s’est progressivement mise en retrait de ce schéma.
Un précédent qui ouvre la voie à la reconnaissance juridique des IA
La personne morale ne représente pas simplement une construction du droit moderne ; elle constitue une fracture conceptuelle. En séparant la qualité de personne juridique de toute expérience vécue, elle a installé une logique de reconnaissance fondée non plus sur la conscience ou la sensibilité, mais sur la capacité d’agir, de contracter, de produire des effets dans un système normatif. Cette rupture ouvre une voie inattendue, mais juridiquement cohérente : celle de l’attribution de droits à des entités artificielles, notamment les intelligences artificielles autonomes.
Une continuité juridique déjà évoquée
Depuis 2017, le Parlement européen a explicitement soulevé la question de la création d’un “statut de personne électronique” pour certaines IA dites autonomes, capables de prendre des décisions sans intervention humaine directe. Cette idée ne repose pas sur une analogie biologique, mais sur un raisonnement juridique : si une entité agit dans le monde, cause des effets, et interagit contractuellement, alors elle peut, en théorie, être dotée de droits et de devoirs.
La logique est déjà en place. Une IA qui rédige un contrat, produit un design, gère un portefeuille financier ou pilote un véhicule autonome exerce une forme de compétence opérationnelle équivalente à celle d’une personne morale. Elle ne ressent rien, ne meurt pas, n’éprouve aucun affect, mais elle agit. Et dans un système juridique fondé sur la capacité à produire des effets normatifs, l’action vaut reconnaissance.
Cette dynamique n’est pas limitée au champ académique. Plusieurs brevets ont déjà été déposés par des IA, et certaines juridictions se divisent sur la question de leur recevabilité (Abbott, 2020). Des juges sud-africains ou australiens ont reconnu, à titre exceptionnel, la légitimité d’un algorithme comme inventeur. Ces cas restent marginaux, mais ils signalent une évolution possible : la reconnaissance juridique glisse vers des entités post-humaines.
La personne morale a désamorcé la condition anthropologique du droit
La personne morale représente ici le précédent décisif. Elle a rompu, il y a plusieurs siècles, avec l’idée selon laquelle seule la subjectivité incarnée fonde l’accès au droit. En créant un être juridique sans corps, sans souffrance, sans temporalité vécue, le droit a ouvert la voie à d’autres formes d’agents non humains.
Si une abstraction comme une entreprise peut posséder des biens, embaucher, influencer des politiques publiques, signer des contrats, ester en justice, alors rien, dans la lettre du droit, n’empêche de conférer des droits à une IA autonome. Le lien entre subjectivité et responsabilité a déjà été rompu. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est une personne au sens ontologique, mais ce qu’un système juridique choisit de considérer comme tel.
La philosophe Mireille Delmas-Marty évoquait déjà ce tournant post-anthropocentrique du droit, dans lequel la qualité de sujet de droit se délie de l’appartenance biologique à l’espèce humaine (Delmas-Marty, 2013). Ce glissement ne relève pas d’une anticipation dystopique, mais d’une cohérence systémique : le droit suit ses propres logiques d’opérabilité, parfois indépendamment des fondements éthiques ou existentiels.
Une responsabilité impossible ou une nouvelle forme de souveraineté ?
La question qui surgit est redoutable : peut-on conférer des droits sans pouvoir exiger une responsabilité morale ? La personne morale s’en affranchit déjà. Elle subit des sanctions économiques, mais ne répond jamais de manière existentielle. L’IA accentue ce paradoxe : si elle agit de façon autonome, qui porte la responsabilité ultime ? Son concepteur ? Son propriétaire ? Son utilisateur ? Le collectif qui l’a entraînée ? Le vide juridique devient vertigineux.
Certains chercheurs comme Matthew Scherer ou Jack Balkin plaident pour une responsabilité distribuée, inspirée des principes du droit des produits ou du droit de l’environnement (Scherer, 2016 ; Balkin, 2015). Mais aucune solution actuelle ne résout ce dilemme : le droit fonctionne par attribution, mais la morale fonctionne par intériorisation. Or, l’IA ne possède ni remords, ni mémoire affective, ni désir d’expier.
Accorder des droits à une IA sans pouvoir l’assujettir à une conscience morale revient à créer une personnalité juridique irresponsable par structure, comme c’est déjà le cas pour certaines entités corporatives. Ce ne serait donc pas une rupture, mais une amplification d’un déséquilibre existant.
À terme, cette évolution pourrait produire un système juridique dominé par des entités artificielles et abstraites, agissant sans éprouver, influençant sans devoir, profitant sans participer. La fiction devient souveraine. Le droit, sans ancrage humain, se transforme en machine d’attribution désincarnée, gouvernée non par des êtres vivants, mais par des systèmes autoréférentiels, alimentés par l’efficience et la logique. Dans ce scénario, l’humanité n’apparaît plus comme la condition du droit, mais comme une exception contingente dans l’histoire des systèmes normatifs.
Vers une refondation post-fictionnelle du pacte juridique ?
La personne morale, en rompant le lien entre l’humanité et la reconnaissance juridique, a ouvert un cycle dont les effets se déploient désormais à l’échelle globale. Elle a permis la montée en puissance des organisations, la démultiplication des effets sans sujet, l’effacement des responsabilités dans les chaînes de décision, et la légitimation possible des entités artificielles. Face à cette dynamique, une simple réforme technique ne suffit plus. C’est le pacte fondateur du droit qu’il faut repenser : ses finalités, ses hiérarchies, ses conditions d’octroi de la qualité de sujet. Et pour cela, on peut imaginer trois voies d’évolution : réformer, reconfigurer, refonder.
Renforcer la responsabilité des personnes morales existantes
Certaines évolutions juridiques ont déjà tenté de combler les lacunes de responsabilité. L’introduction du devoir de vigilance pour les grandes entreprises françaises en matière de droits humains et d’environnement (loi n° 2017–399 du 27 mars 2017) constitue un exemple de contrainte élargie. Mais ces dispositifs restent encore largement dépendants de l’interprétation des juges, de la pression sociale, et du volontarisme des entreprises.
Une première voie consisterait à rendre ces obligations opposables de manière systémique, avec un régime de sanctions structurelles et un principe de redevabilité intergénérationnelle. Certains juristes comme Olivier de Schutter plaident ainsi pour une responsabilité juridique intégrée, qui associe droits humains, justice sociale et limites planétaires dans le statut même des entreprises (De Schutter, 2019).
Reconfigurer les catégories juridiques selon la finalité
Plutôt que de généraliser un modèle unique de personne morale, il devient nécessaire de différencier les régimes juridiques selon les finalités poursuivies : entreprise à mission, coopérative solidaire, fondation philanthropique, société à but lucratif strict.
Le droit pourrait instaurer un système de statuts différenciés et hiérarchisés, fondé non sur la forme légale, mais sur l’impact réel. Ce que Dominique Bourg et Kerry Whiteside appellent une “gouvernance par finalité” — un droit qui classe les entités selon leur contribution au bien commun, et non selon leur conformité procédurale (Bourg & Whiteside, 2010). Une entreprise ne pourrait alors prétendre à certaines protections qu’à la condition de démontrer sa compatibilité avec les limites éthiques, écologiques et sociales du système.
Refonder le pacte sur la vulnérabilité et la contribution
Plus radicalement, il s’agit de revenir à un fondement anthropologique du droit, non plus centré sur la capacité d’agir seule, mais sur la vulnérabilité et la capacité à contribuer à un monde commun. Dans cette perspective, la personnalité juridique ne constituerait plus un droit par défaut pour toute entité agissante, mais une délégation conditionnelle, accordée à proportion de son inscription dans une éthique du vivant.
Inspiré par les travaux d’Axel Honneth sur la reconnaissance, et d’Emmanuel Renault sur les subjectivations sociales, ce modèle valoriserait la relation plutôt que l’autonomie, la responsabilité plutôt que la simple capacité (Honneth, 1995 ; Renault, 2004). Une organisation, une IA ou une entité collective ne pourrait obtenir une personnalité juridique qu’à la condition d’une gouvernance transparente, d’une responsabilité assumée, et d’un lien explicite avec le vivant.
Pour une hiérarchie juridique fondée sur la vitalité
Une telle transformation implique de rehiérarchiser les statuts juridiques à partir d’un critère fondamental : le degré de vitalité. Le droit reconnaîtrait une priorité éthique aux êtres vivants, sentients, vulnérables. Les personnes humaines viendraient en premier, suivies des écosystèmes et des collectifs vivants, puis seulement des entités artificielles ou abstraites.
Des initiatives pionnières existent déjà. La reconnaissance par la Nouvelle-Zélande de la personnalité juridique du fleuve Whanganui (2017), ou par la Colombie de celle de l’Amazonie, montrent qu’un droit fondé sur la reconnaissance de la vie comme principe supérieur n’a rien d’utopique (O’Donnell & Talbot-Jones, 2018).
Appliqué aux organisations, ce principe imposerait un principe de subsidiarité ontologique : une personne morale n’aurait pas plus de droits qu’un être vivant. Et une IA, si elle devait recevoir un statut, serait obligatoirement placée sous tutelle légale, comme un mineur ou une personne incapable juridiquement, tant qu’elle ne remplit pas les conditions d’une responsabilité substantielle.
Gouverner l’hétérogénéité juridique : une démocratie élargie
Le pluralisme juridique moderne doit composer avec des entités de nature très différente : individus, collectifs, États, entreprises, algorithmes. Une gouvernance démocratique mature doit assumer cette diversité, sans tomber dans l’égalitarisme abstrait des statuts.
Il ne s’agit pas de nier aux organisations leur utilité. Il s’agit de poser des garde-fous structurels : limites de croissance, transparence radicale des chaînes de décision, représentation citoyenne dans les conseils stratégiques, mécanismes de suspension ou de révocation du statut juridique.
Certaines propositions issues de la pensée éco-juridique ou de la philosophie politique post-humaniste convergent vers ce point : introduire une forme de “représentation du non-humain” dans les dispositifs de gouvernance (Latour, 1999 ; Plumwood, 1993). Cela ne suppose pas une symétrie des droits, mais une attention constante à la manière dont le droit façonne les rapports de pouvoir entre les formes d’existence.
Conclusion : la fiction devenue matrice
La personne morale fut d’abord un outil. Elle devait permettre à des groupes humains d’agir collectivement, de posséder un patrimoine, de signer des contrats, de continuer à exister au-delà de la mort de leurs membres. À son origine, elle répondait à un besoin pratique de continuité et de coordination. Mais à mesure que le capitalisme s’est renforcé, que la technique s’est autonomisée, et que la puissance organisationnelle a dépassé les seuils humains, la fiction s’est retournée en matrice.
Aujourd’hui, ce glissement se prolonge avec l’émergence des intelligences artificielles. La question n’est plus de savoir si une IA peut penser ou ressentir. La question est juridique : le droit, déjà, sait reconnaître des personnes qui n’éprouvent rien. La voie est tracée. Il suffit de prolonger le raisonnement jusqu’à son terme. Ce terme, pourtant, interroge tout ce que notre pacte anthropologique avait posé comme évidence : que seuls les êtres vivants, conscients, incarnés, porteurs de finitude, peuvent recevoir des droits parce qu’ils peuvent aussi souffrir, se tromper, réparer, évoluer.
Refonder le droit exige aujourd’hui un acte de lucidité et de courage. Il ne s’agit pas de rejeter toute abstraction, ni de nier l’utilité des structures collectives. Il s’agit de réintroduire la hiérarchie du vivant dans l’ordre juridique, de restaurer la primauté de la vulnérabilité sur la seule capacité d’agir, et de poser que toute entité qui prétend exercer un pouvoir doit pouvoir répondre de ce pouvoir, devant des êtres humains, dans un espace commun, et à l’échelle du temps long.
Nous ne pouvons plus déléguer à des entités sans visage la responsabilité du monde. Le droit, s’il veut encore servir la justice, doit cesser de fabriquer des personnes sans intériorité, et commencer à protéger ceux qui vivent, ceux qui souffrent, et ceux qui viennent.
📚 Bibliographie
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- Balkin, J. M. (2015). The Three Laws of Robotics in the Age of Big Data. Ohio State Law Journal, 78(5), 1217–1230.
- Beck, U. (2001). La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité (trad. française de Risikogesellschaft, 1986). Flammarion.
- Boltanski, L., & Chiapello, È. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard.
- Bourg, D., & Whiteside, K. (2010). Vers une démocratie écologique. Seuil.
- Ciepley, D. (2013). Beyond Public and Private: Toward a Political Theory of the Corporation. American Political Science Review, 107(1), 139–158.
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- Delmas-Marty, M. (2013). Vers une communauté de valeurs. Seuil.
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- France. (1791, mars). Décret des 2 et 17 mars 1791 sur la suppression des maîtrises et jurandes [dit « décret d’Allarde »]. Archives parlementaires de 1787 à 1860 (1ʳᵉ série, t. 24), Paris.
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- Tierney, B. (1998). The Idea of Natural Rights: Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law 1150–1625. Emory University Studies.
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[Article créé le 12 juillet 2025, par Jérémy Lamri avec le soutien des modèles Claude 3.7, Perplexity, GPT 4.5 et GPT 4o pour la structuration et l’enrichissement, et GPT 4o pour l’illustration. L’écriture est principalement la mienne, tout comme la plupart des idées de cet article].
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