Data & RH : la théorie DIKW

Jeremy Lamri
12 min readJul 15, 2024

Traditionnellement centrée sur les relations humaines et les processus administratifs, la fonction RH doit désormais embrasser une approche data-driven pour gérer efficacement le capital humain. Cette transition représente un défi considérable pour une discipline qui n’a pas historiquement été axée sur les données. La théorie DIKW (Data, Information, Knowledge, Wisdom) offre un cadre théorique pertinent pour comprendre et naviguer cette transformation.

A propos de la théorie DIKW

L’économie de l’information nous enseigne que l’information est un bien précieux qui permet de réduire l’incertitude et d’optimiser les décisions. Les travaux de George Stigler sur l’économie de l’information illustrent que la recherche et la collecte d’informations ont un coût, mais que les bénéfices de cette information justifient souvent cet investissement (Stigler, 1961). Les racines de la théorie DIKW peuvent être tracées jusqu’aux premiers travaux en gestion de l’information et en cybernétique.

Des pionniers comme Claude Shannon et Warren Weaver, avec leur théorie mathématique de la communication dans les années 1940, ont jeté les bases de la compréhension de la transmission et du traitement de l’information (Shannon & Weaver, 1949). Mais la formalisation de la hiérarchie DIKW est souvent attribuée à Russell L. Ackoff, un théoricien des systèmes et gestionnaire. Dans son article “From Data to Wisdom” publié en 1989, Ackoff a clarifié la distinction entre données, informations, connaissances et sagesse, en soulignant l’importance de chaque niveau dans le processus de prise de décision (Ackoff, 1989).

Données : la matière première

Les données sont le fondement de toute analyse et décision éclairée, et également un moteur indispensable de compétitivité dans le contexte actuel. Et dans le contexte encore plus spécifique de la fonction RH, les données englobent une variété de métriques telles que le taux de turnover des employés, les taux d’absentéisme, les résultats des évaluations de performance, les feedbacks des employés, les taux de satisfaction au travail, et bien d’autres indicateurs cruciaux. Chaque donnée brute, isolée, peut sembler insignifiante. Pourtant, leur agrégation et leur analyse révèlent des tendances et des insights essentiels pour la gestion stratégique des RH (Ackoff, 1989).

L’histoire des statistiques nous rappelle que la collecte de données a toujours été cruciale pour comprendre les phénomènes sociaux. Les recensements chinois, égyptiens et romains comptaient les personnes, les biens et même les animaux pour des fins administratives et fiscales (Porter, 1986). Au XIXe siècle, l’essor des statistiques modernes a transformé la collecte de données en une science rigoureuse. Adolphe Quetelet, avec son concept de “l’homme moyen”, et Florence Nightingale, avec ses diagrammes de la rose, ont illustré comment des données bien collectées et analysées pouvaient influencer les politiques publiques et les pratiques médicales

Historiquement, les professionnels des RH se sont principalement appuyés sur des données qualitatives et des observations intuitives pour guider leurs décisions. Par exemple, les entretiens individuels et les évaluations subjectives des performances ont longtemps dominé le paysage des RH. Cependant, ces méthodes, bien qu’importantes, manquent souvent de l’objectivité et de la précision nécessaires pour répondre aux défis contemporains.

Avec l’essor des technologies de l’information, la collecte et le stockage de données quantitatives sont devenus plus accessibles et systématiques. Aujourd’hui, chaque interaction, chaque évaluation, et chaque événement dans le cycle de vie des collaborateurs peuvent être capturés et stockés numériquement. Des outils de gestion des talents aux plateformes de feedback en continu, les données RH sont désormais massives, disparates, et souvent désorganisées. Cette masse de données brutes, sans traitement adéquat, est dénuée de signification immédiate.

Informations : structurer et contextualiser

La transformation des données brutes en informations utilisables est une étape cruciale dans le processus de gestion des ressources humaines. Cette transformation nécessite de structurer et de contextualiser les données afin de répondre aux questions fondamentales telles que “qui”, “quoi”, “où” et “quand”. En d’autres termes, il s’agit d’organiser les données de manière à ce qu’elles deviennent compréhensibles et significatives pour les décideurs.

Structurer les données implique de les organiser de manière cohérente et logique. Par exemple, les données de turnover (rotation du personnel) peuvent être structurées par département, par niveau de poste, ou par trimestre. Cette organisation permet aux responsables RH de détecter des tendances et des anomalies qui seraient invisibles dans un amas de données non structuré. Par exemple, une analyse trimestrielle des taux de turnover pourrait révéler des pics saisonniers de départs, tandis qu’une segmentation par département pourrait identifier des unités spécifiques avec des taux de rotation anormalement élevés (Davenport & Prusak, 1998).

Contextualiser les données signifie les placer dans un cadre qui leur donne un sens. Il s’agit de comprendre les circonstances et les facteurs entourant les données. Par exemple, le simple fait de savoir qu’un département a un taux de turnover de 20 % n’est pas suffisant. Pour que cette information soit utile, il est nécessaire de comprendre les conditions spécifiques du département, les raisons potentielles des départs, et comment ce taux se compare aux benchmarks de l’industrie ou aux objectifs internes de l’organisation.

La contextualisation permet également de relier les données entre elles. Par exemple, en examinant les taux de turnover en conjonction avec les résultats des évaluations de performance et les taux de satisfaction des employés, les RH peuvent obtenir une image plus complète des dynamiques au sein de l’organisation. Cette approche holistique permet de mieux comprendre les phénomènes sous-jacents et d’élaborer des stratégies plus efficaces.

Connaissance : comprendre et interpréter

La connaissance se situe à un niveau supérieur de complexité et de valeur ajoutée par rapport aux données et aux informations. Elle est produite lorsque les informations sont minutieusement analysées et interprétées pour répondre aux questions “comment” et “pourquoi”. Cette analyse permet d’identifier les relations et les patterns sous-jacents aux données brutes, et de comprendre les dynamiques complexes qui influencent les résultats organisationnels.

L’interprétation des informations transforme des faits isolés en une compréhension cohérente des phénomènes organisationnels. Par exemple, supposons que les RH ont identifié un taux de rotation élevé dans un département spécifique. En approfondissant l’analyse, elles peuvent découvrir que ce taux de rotation est lié à un style de management autoritaire ou à des conditions de travail défavorables. Comprendre ces liens nécessite une analyse détaillée des feedbacks des employés, des évaluations de performance et des données contextuelles sur les pratiques managériales (Nonaka & Takeuchi, 1995).

La psychologie organisationnelle offre des cadres théoriques précieux pour comprendre et interpréter les comportements et attitudes des humains au travail. Les théories de la motivation, telles que la théorie des deux facteurs de Herzberg, distinguent les facteurs de satisfaction (motivateurs) et les facteurs de mécontentement (hygiene factors) au travail. Herzberg (1966) a montré que les motivateurs comme la reconnaissance, les responsabilités accrues et les opportunités de croissance professionnelle sont essentiels pour l’engagement des employés, tandis que les facteurs de mécontentement, tels que les conditions de travail et la rémunération, doivent être adéquats pour éviter la démotivation.

Un exemple concret de transformation des informations en connaissance est l’analyse des performances des équipes. Supposons qu’une entreprise remarque une disparité de performance significative entre ses équipes de vente. En examinant les informations disponibles, les RH peuvent découvrir que les équipes les plus performantes bénéficient d’un management participatif et de formations régulières, tandis que les équipes moins performantes manquent de soutien et de développement professionnel. Ces éléments permettent aux RH de proposer des interventions ciblées pour améliorer la performance des équipes moins performantes, telles que la mise en place de programmes de formation continue et la promotion de pratiques managériales participatives.

Insights : vers une vision stratégique

Les insights, ou idées stratégiques, vont bien au-delà de la simple compréhension des données et des informations. Ils représentent des éclairs de génie qui révèlent des opportunités cachées ou des menaces potentielles. Ces insights sont souvent le fruit d’une analyse approfondie et créative des connaissances existantes, permettant aux entreprises de prendre des décisions éclairées qui peuvent transformer leur performance et leur compétitivité.

Les insights stratégiques sont essentiels car ils permettent aux organisations de voir au-delà des évidences et d’anticiper les tendances futures. Par exemple, une entreprise qui découvre, à travers une analyse détaillée, que les employés participant à des programmes de développement professionnel sont plus engagés et moins susceptibles de quitter l’entreprise, détient un insight stratégique précieux. Cet insight peut guider les politiques RH vers l’investissement dans des programmes de formation continue, augmentant ainsi la rétention des talents et améliorant la performance globale de l’organisation (Davenport & Prusak, 1998).

Le développement d’insights uniques est une compétence stratégique cruciale. Michael Porter, dans ses travaux sur les avantages concurrentiels, souligne que les entreprises doivent constamment chercher à développer des insights qui leur permettent de se différencier de la concurrence et de créer de la valeur de manière unique (Porter, 1985). Pour les RH, cela signifie utiliser les données et les connaissances disponibles pour identifier des leviers de performance qui ne sont pas immédiatement évidents. Les insights, c’est donc voir au-délà de ce que les données racontent.

Un exemple concret d’insight stratégique en RH pourrait être la découverte que les employés ayant des opportunités de mentorat sont non seulement plus satisfaits de leur emploi, mais aussi plus performants et engagés. En analysant les données de performance et de satisfaction, les RH peuvent identifier que les relations de mentorat contribuent significativement à l’épanouissement professionnel. Cet insight peut conduire à la mise en place de programmes de mentorat formels, renforçant ainsi la culture organisationnelle et améliorant la rétention des talents.

Sagesse : mener une application éclairée

La sagesse est le sommet de la hiérarchie DIKW, représentant l’application judicieuse et éthique des connaissances et des insights dans la prise de décision. Elle va au-delà de la compréhension des informations disponibles pour intégrer une réflexion éthique et une vision à long terme. Pour les RH, la sagesse implique de prendre des décisions qui maximisent non seulement les performances organisationnelles mais aussi le bien-être et les intérêts des collaborateurs, ainsi que les enjeux de développement durable au sens large (Ackoff, 1989).

La sagesse inclut une dimension normative essentielle pour la prise de décision éthique et responsable. Aristote, dans ses travaux philosophiques, définissait la sagesse pratique (phronesis) comme la capacité à agir de manière juste et appropriée dans des situations concrètes. Cette notion est cruciale pour les RH, car elle guide l’élaboration de politiques et de pratiques qui équilibrent les besoins de l’organisation avec ceux des employés, tout en tenant compte des implications sociales et environnementales (Nonaka & Takeuchi, 1995).

Par exemple, dans le processus de restructuration d’une entreprise, la sagesse implique de considérer non seulement les bénéfices financiers potentiels, mais aussi l’impact sur les collaborateurs, les communautés locales et l’environnement. Cela peut conduire à des décisions plus équilibrées et durables, telles que l’investissement dans la requalification des employés plutôt que des licenciements massifs.

L’application de la théorie DIKW dans les RH

Adopter la hiérarchie DIKW dans la gestion des RH implique de transformer les données brutes en une sagesse pratique à travers un processus continu et intégré. Cela commence par l’acquisition de données précises et pertinentes, leur structuration en informations utilisables, leur interprétation pour générer des connaissances, et l’identification d’insights stratégiques. Enfin, la sagesse se manifeste dans la capacité à utiliser ces insights pour prendre des décisions éclairées et équilibrées (Davenport & Prusak, 1998).

Prenons l’exemple de la réduction du taux de turnover. Les données initiales peuvent inclure les taux de départs volontaires, segmentés par département et par trimestre. En transformant ces données en informations, les RH peuvent identifier les périodes et les départements les plus affectés. En approfondissant cette analyse pour comprendre pourquoi ces départs ont lieu, les RH acquièrent des connaissances sur les causes sous-jacentes. Des insights peuvent alors émerger, comme l’importance du leadership dans la rétention des talents. Finalement, la sagesse guide l’élaboration de programmes de formation pour les managers, visant à améliorer leurs compétences en leadership et à réduire ainsi le taux de rotation (Herzberg, 1966).

Au-delà de la gestion du turnover, la hiérarchie DIKW peut être appliquée à divers aspects des RH, tels que le recrutement, la gestion des talents, l’engagement des employés, et la planification stratégique. Par exemple, en matière de recrutement, les données peuvent inclure les sources de candidatures, les taux de conversion des candidatures en embauches, et les performances des nouveaux employés. En structurant et analysant ces données, les RH peuvent identifier les sources les plus efficaces et optimiser leurs stratégies de recrutement (Drucker, 1999). De même, dans la gestion des talents, les données sur les compétences et les performances des employés peuvent être transformées en informations et connaissances pour développer des plans de carrière personnalisés et des programmes de développement professionnel (Nonaka & Takeuchi, 1995).

Conclusion

L’intégration de la théorie DIKW dans la gestion des ressources humaines marque un tournant décisif pour la fonction RH. Cette approche permet de transformer une discipline traditionnellement intuitive en une pratique data-driven, alignée sur les exigences du monde professionnel moderne.

En suivant la hiérarchie DIKW, les professionnels RH peuvent :

  1. Exploiter efficacement la masse croissante de données disponibles
  2. Extraire des informations pertinentes et contextualisées
  3. Développer des connaissances approfondies sur les dynamiques organisationnelles
  4. Générer des insights stratégiques pour guider la prise de décision
  5. Cultiver une sagesse pratique, intégrant éthique et vision à long terme

Cette approche holistique permet non seulement d’optimiser les processus RH, mais aussi de positionner la fonction comme un partenaire stratégique clé au sein de l’organisation. Elle offre aux RH les outils nécessaires pour anticiper les tendances, adapter les stratégies de gestion du capital humain, et contribuer significativement à la performance et à la durabilité de l’entreprise.

Cependant, l’adoption de la théorie DIKW nécessite un changement de paradigme et le développement de nouvelles compétences au sein des équipes RH. La maîtrise des outils d’analyse de données, la compréhension des enjeux éthiques liés à l’utilisation des données, et la capacité à traduire les insights en actions concrètes deviennent essentielles. En embrassant cette approche, les RH peuvent non seulement améliorer leur efficacité opérationnelle, mais aussi jouer un rôle crucial dans la création de valeur à long terme pour l’organisation et ses parties prenantes. La théorie DIKW offre ainsi un cadre puissant pour naviguer dans la complexité du monde du travail contemporain et façonner l’avenir des ressources humaines.

Références

Ackoff, R. L. (1989). From Data to Wisdom. Journal of Applied Systems Analysis, 16, 3–9.

Aristote. (1991). Éthique à Nicomaque. Paris : Flammarion.

Davenport, T. H., & Prusak, L. (1998). Working Knowledge: How Organizations Manage What They Know. Harvard Business School Press.

Drucker, P. F. (1999). Management Challenges for the 21st Century. Harper Business.

Herzberg, F. (1966). Work and the Nature of Man. Cleveland: World Publishing Company.

Nonaka, I., & Takeuchi, H. (1995). The Knowledge-Creating Company: How Japanese Companies Create the Dynamics of Innovation. Oxford University Press.

Polanyi, M. (1966). The Tacit Dimension. University of Chicago Press.

Porter, M. E. (1985). Competitive Advantage: Creating and Sustaining Superior Performance. Free Press.

Porter, T. M. (1986). The Rise of Statistical Thinking, 1820–1900. Princeton University Press.

Shannon, C. E., & Weaver, W. (1949). The Mathematical Theory of Communication. University of Illinois Press.

Stigler, G. J. (1961). The Economics of Information. Journal of Political Economy, 69(3), 213–225.

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[Article créé le 15 juillet 2024, par Jérémy Lamri avec le soutien de l’algorithme Claude 3.5 Sonnet pour la structuration et l’enrichissement, et GPT4o pour l’illustration. L’écriture est principalement la mienne, tout comme la plupart des idées de cet article].

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Jeremy Lamri

CEO @Tomorrow Theory. Entrepreneur, PhD Psychology, Author & Teacher about #FutureOfWork. Find me on https://linktr.ee/jeremylamri