Écologie cognitive : l’art de penser clair dans un monde saturé
Jamais nous n’avons eu accès à autant d’informations, jamais nous n’avons disposé d’autant d’outils pour agir. Et pourtant, rarement avons-nous eu autant de mal à décider, à innover, à coopérer. La raison est simple : notre charge cognitive, cette réserve mentale limitée qui soutient toute pensée, se trouve aujourd’hui sous pression constante. La question est désormais inévitable : comment préserver cette ressource invisible sans laquelle aucune décision lucide, aucune créativité durable, aucune coopération véritable ne peut exister ? Bienvenue dans l’ère nécessaire de l’écologie cognitive.
TL;DR (si vous ne voulez pas lire tout l’article) : Notre charge cognitive, ressource mentale limitée, est aujourd’hui sous pression permanente : fragmentation attentionnelle des écrans, culture de l’urgence et bruit des polycrises l’épuisent chaque jour. La psychologie distingue trois formes de charge : intrinsèque (complexité de la tâche), extrinsèque (parasites inutiles) et germane (effort génératif, source d’apprentissage). Pour préserver l’attention, les managers doivent instaurer une véritable écologie cognitive : protéger les plages de concentration, hiérarchiser les priorités, réduire le bruit organisationnel, intégrer des rituels de récupération et aligner le travail sur des cycles d’intensité réalistes. C’est à ce prix que l’attention pourra devenir un bien commun, condition de lucidité collective et fondement d’une économie plus durable.
Introduction
Le 4 juin 1942, dans le Pacifique, l’amiral japonais Nagumo commande la flotte impériale lors de la bataille de Midway. Ses porte-avions dominent encore l’océan, mais l’amiral est confronté à une série d’informations contradictoires : doit-il réarmer ses avions avec des torpilles pour frapper les navires américains, ou conserver les bombes pour une attaque terrestre ? Les rapports affluent, les signaux se brouillent, et chaque décision est remise en question par de nouvelles données.
Cette surcharge d’informations dans un temps contraint paralyse sa capacité de discernement (Parshall & Tully, 2005). Nagumo hésite, ordonne, contre-ordonne. Pendant ce laps de temps, les avions américains arrivent par surprise et coulent quatre porte-avions japonais. La guerre du Pacifique bascule en quelques heures, non pas à cause d’un manque de moyens, mais à cause d’un effondrement de la charge cognitive disponible dans une situation de crise.
Cette scène illustre ce que la psychologie cognitive démontrera quelques décennies plus tard : notre mémoire de travail et nos capacités attentionnelles sont strictement limitées. Aujourd’hui, nous ne sommes pas sur un porte-avions en pleine guerre mondiale, mais nous faisons face à des conditions qui produisent des effets comparables : une multiplication des signaux numériques, une culture organisationnelle de l’urgence, et un climat global d’incertitude. La différence est que cette bataille ne se joue pas en une journée, mais dans la durée, au cœur de nos vies professionnelles et collectives.
La question n’est plus seulement “comment produire plus vite ?” Elle est désormais “comment préserver la charge cognitive”, cette ressource sans laquelle aucune décision, innovation ni coopération n’est possible ?
1. Les fondements de la charge cognitive
Depuis plus d’un demi-siècle, la psychologie cognitive nous rappelle une évidence que nous persistons à oublier : notre esprit n’est pas illimité. George Miller, en 1956, démontrait que la mémoire de travail humaine ne pouvait contenir qu’un nombre réduit d’éléments à la fois — sept, plus ou moins deux (Miller, 1956). Derrière cette apparente banalité se cache une vérité vertigineuse : nos décisions, nos apprentissages, nos créations reposent sur une capacité de traitement qui sature très vite.
Alan Baddeley (1992) est allé plus loin en montrant que cette mémoire de travail n’était pas une simple boîte d’archivage temporaire, mais un atelier fragile où l’esprit stocke et manipule des informations pour comprendre, raisonner, résoudre des problèmes. C’est dans cet espace minuscule que se joue notre lucidité. Et c’est aussi là que se loge notre vulnérabilité : chaque interruption, chaque sollicitation inutile, chaque surcharge vient désorganiser l’atelier et en réduire la puissance.
John Sweller a, quant à lui, donné un nom et une structure à ce phénomène : la charge cognitive (Sweller, 1988). Il distingue trois dimensions. La charge intrinsèque, qui correspond à la difficulté réelle de la tâche. La charge extrinsèque, qui provient de la manière dont l’information est présentée. Et la charge pertinente (germane load), celle qui traduit l’effort utile, consacré à l’apprentissage et à la résolution. Autrement dit, une part de la charge est incompressible, mais une autre dépend de l’environnement que nous construisons. Un mauvais design, un excès d’interruptions, et la charge extrinsèque dévore tout. Un cadre clair et soutenant, et l’esprit peut mobiliser ses ressources sur ce qui compte vraiment.
Daniel Kahneman (2011), enfin, a popularisé cette intuition sous une autre forme. Il décrit deux systèmes de pensée : le premier, rapide, intuitif, qui agit sans effort ; le second, lent, analytique, qui mobilise l’attention consciente. Le système 2, celui de la profondeur et du discernement, est aussi celui qui s’épuise le plus vite. Quand la charge cognitive déborde, il se retire, et l’esprit bascule dans le réflexe, les raccourcis, les biais.
Tout converge vers la même vérité : la charge cognitive disponible est une ressource finie. Préservée, elle nous permet de discerner, d’apprendre, de créer ensemble. Gaspillée, elle nous enferme dans la confusion et la répétition. Et c’est précisément cette ressource, invisible mais décisive, qui est aujourd’hui menacée.
2. Les 3 types de charge cognitive
Parler de “charge cognitive” comme d’un bloc uniforme est trompeur. En réalité, la psychologie cognitive distingue trois formes bien différentes, chacune jouant un rôle décisif dans notre manière d’apprendre, de décider et de collaborer (Sweller, 1988 ; Paas & van Merriënboer, 1994).
2.1. La charge intrinsèque
La première est la charge intrinsèque. Elle correspond à la difficulté naturelle d’une tâche : assimiler une nouvelle réglementation, comprendre une équation, ou maîtriser un nouvel outil digital. On ne peut pas la supprimer, car elle fait partie du réel. Mais on peut l’apprivoiser, en la décomposant, en la séquençant, en créant des étapes qui transforment une montagne insurmontable en une série de collines franchissables. ChatGPT devient ici un allier pédagogique : il décompose, illustre, rend digeste l’épreuve de la complexité. Mais à trop externaliser cet effort, nous risquons d’affaiblir notre propre musculature cognitive. L’outil nous porte, mais ne doit jamais marcher à notre place.
2.2. La charge extrinsèque
La deuxième est la charge extrinsèque. Celle-ci ne tient pas à la tâche en elle-même mais à tout ce qui vient parasiter son exécution : des consignes confuses, des logiciels mal conçus, des interruptions permanentes, un environnement bruyant. C’est la partie la plus toxique de la charge cognitive, car elle consomme nos ressources mentales sans produire aucune valeur. Et c’est aussi la plus facile à combattre, pour peu qu’on s’y attaque : clarifier, simplifier, éliminer le superflu. Dans ce registre, ChatGPT agit comme un filtre puissant : il épure l’information, clarifie les consignes, accélère les tâches mécaniques. Pourtant, mal cadré, il peut générer de nouveaux parasites, comme des excès de contenu, des redondances, et devenir un bruit supplémentaire dans l’écosystème déjà saturé.
2.3. La charge germane
Enfin, il existe une troisième forme, la charge germane (ou générative). C’est l’effort mental qui nous permet de relier une nouvelle information à ce que nous savons déjà, de construire des schémas, de donner du sens. Contrairement à ce qu’on croit, cette charge est désirable : c’est elle qui permet l’apprentissage, la créativité, la croissance intellectuelle. Mais encore faut-il que l’organisation laisse à chacun le temps et l’espace nécessaires pour la développer. C’est là que ChatGPT révèle son potentiel le plus fécond : stimuler l’intelligence générative. En dialoguant avec lui, nous forgeons de nouvelles connexions, enrichissons notre vision. Mais si nous restons spectateurs passifs de ses réponses, nous transformons un moteur d’apprentissage en simple béquille intellectuelle.
Pour un manager, comprendre cette distinction est une clé. Cela signifie qu’il ne s’agit pas seulement de “réduire la charge” mais de mieux la redistribuer : réduire l’extrinsèque, accompagner l’intrinsèque, stimuler la germane.
Autrement dit, passer d’une logique de protection à une logique de design cognitif, où l’on sculpte les conditions de travail de manière à transformer l’attention humaine en véritable levier de performance collective.
3. Les grands ennemis de la charge cognitive
Si la psychologie cognitive nous a appris que notre mémoire de travail est un atelier minuscule et fragile, la vie contemporaine se charge de la mettre constamment en surcharge. Trois forces principales pèsent aujourd’hui sur notre charge cognitive : les écrans et la fragmentation de l’attention, la culture de l’urgence dans les organisations, et le bruit de fond permanent des polycrises.
3.1. Les écrans : la fragmentation permanente de l’attention
Nous passons plus de la moitié de nos journées de travail devant des écrans. Loin d’être de simples fenêtres vers l’information, ils sont devenus des matrices de fragmentation. Gloria Mark a montré que dans un environnement numérique, l’attention d’un travailleur est interrompue toutes les trois minutes en moyenne (Mark, Gudith & Klocke, 2008). Chaque interruption n’est pas anodine : elle entraîne une perte de concentration dont la récupération complète peut nécessiter plus de vingt minutes.
En pratique, cela signifie qu’une journée de travail est souvent une succession de micro-coupures qui empêchent d’entrer en profondeur. Les études sur le multitâche confirment que cette dispersion réduit la qualité du raisonnement, augmente les erreurs et renforce le stress (Rubinstein, Meyer & Evans, 2001). L’impression d’efficacité qui accompagne la réactivité permanente masque en réalité une érosion silencieuse : nous faisons plus, mais nous pensons moins.
La conséquence n’est pas seulement individuelle. Dans une réunion où chacun jongle entre mails, messageries et documents, la perte n’est pas additionnelle, elle est exponentielle. La cognition collective s’effondre, et la réunion devient une machine à dilapider l’attention.
3.2. La culture de l’urgence : quand tout est urgent, plus rien n’est important
Le deuxième assaut est culturel. Dans beaucoup d’organisations, la vitesse est devenue une valeur en soi. On confond réactivité et efficacité, urgence et importance. Le résultat est une organisation qui brûle sa ressource cognitive comme on brûle une énergie fossile : sans discernement, et jusqu’à l’épuisement.
La neurobiologie nous éclaire ici. Le stress chronique entraîne une élévation persistante du cortisol, qui altère le fonctionnement du cortex préfrontal, siège du raisonnement et de la régulation attentionnelle (Arnsten, 2009). Autrement dit, plus la pression de l’urgence est constante, plus notre cerveau perd la capacité de hiérarchiser et de décider avec justesse.
On le constate chaque jour : un manager qui répète « je veux ça pour demain » obtient peut-être une réponse rapide, mais au prix d’une baisse de qualité sur d’autres tâches, d’une démotivation accrue et d’une incapacité à se projeter à long terme. L’urgence permanente n’est pas une accélération, c’est une régression cognitive.
3.3. La polycrise : le bruit de fond qui épuise avant même de commencer
Enfin, il y a la dimension plus diffuse, mais non moins décisive : le bruit de fond de la polycrise. Edgar Morin et Anne-Brigitte Kern parlaient déjà en 1993 d’un enchevêtrement de crises écologiques, économiques et culturelles se renforçant mutuellement. Adam Tooze (2021), décrivant le monde post-Covid, a popularisé ce terme pour caractériser l’époque contemporaine : un système mondial en tension constante, où chaque crise se propage dans toutes les autres.
Ce climat d’incertitude chronique active en permanence nos systèmes de vigilance. La psychologie du stress nous apprend que cette vigilance diffuse consomme une partie de la mémoire de travail et de l’attention disponibles (Selye, 1976 ; McEwen, 1998). Beaucoup de collaborateurs arrivent déjà fatigués avant même d’avoir commencé leur journée, saturés par trente minutes de scroll anxiogène dans les transports. Leur charge cognitive n’est pas entamée par la tâche à accomplir, mais par le monde dans lequel ils baignent.
Cette situation est inédite. Les sociétés ont toujours connu des crises, mais jamais un tel entrelacement global, amplifié par la connexion numérique instantanée. La polycrise agit comme une dette cognitive permanente : elle prélève chaque jour une part invisible de notre attention collective.
4. Vers le concept d’écologie cognitive au travail
Si nos ressources mentales sont limitées, et si trois forces majeures les grignotent chaque jour, la tentation est de croire qu’il ne reste qu’à subir. Mais l’histoire nous enseigne qu’une ressource rare peut devenir une ressource stratégique, à condition de la nommer, de la protéger et de la régénérer. C’est exactement ce que nous avons fait avec l’air, l’eau, l’énergie : en inventant l’écologie, nous avons cessé de les traiter comme des biens inépuisables.
Il est temps d’adopter la même démarche avec notre esprit. Appelons cela une écologie cognitive : un ensemble de pratiques, de règles et de choix collectifs qui permettent de préserver la charge cognitive disponible. Comme toute écologie, elle se pense à plusieurs échelles.
À l’échelle individuelle, il s’agit de redonner sa place à l’attention comme ressource vitale. Les recherches récentes sur le cerveau confirment que le multitâche chronique affaiblit la mémoire de travail et accentue la fatigue mentale (Ophir, Nass & Wagner, 2009). Préserver sa charge cognitive suppose alors des rituels simples : travailler en monotâche, instaurer des périodes sans notifications, protéger son sommeil, pratiquer la respiration ou la marche pour restaurer l’équilibre attentionnel. Ces gestes ne sont pas des luxes de bien-être, mais des conditions d’efficacité durable.
À l’échelle managériale, la responsabilité devient encore plus grande. Un manager n’est pas seulement un pilote de performance, il est le gardien de l’attention de son équipe. Lorsque tout est présenté comme urgent, c’est la cognition collective qui s’effondre. Inversement, quand un manager clarifie les priorités, réduit le bruit des sollicitations et crée des espaces de concentration, il libère une énergie cognitive qui se transforme en discernement, en créativité et en coopération. Des expériences organisationnelles montrent que réduire le nombre de canaux de communication ou limiter la durée des réunions a un effet direct sur la qualité du travail collectif (Spira & Feintuch, 2005).
Enfin, à l’échelle organisationnelle et sociétale, l’écologie cognitive appelle à un design différent de nos outils et de nos environnements. La « slow tech » (Hallnäs & Redström, 2001) propose déjà des pistes : concevoir des technologies qui favorisent l’attention soutenue plutôt que la dispersion, qui soutiennent l’agentivité humaine plutôt que la dépendance. Certaines entreprises expérimentent des « journées sans emails » ou des logiciels qui bloquent les notifications pendant les heures de concentration. Mais au-delà de l’entreprise, c’est aussi une responsabilité politique : reconnaître que l’attention est un bien commun, comme le propose Matthew Crawford (2015) lorsqu’il dénonce « le pillage de l’attention » par l’économie de la captation.
L’écologie cognitive n’est pas une métaphore élégante, c’est une urgence civilisationnelle.
Sans elle, nous continuerons à brûler nos ressources mentales comme nous avons brûlé le charbon et le pétrole. Avec elle, nous pouvons restaurer la capacité humaine à penser, à innover, à coopérer. Et préparer le passage vers une économie quaternaire fondée non pas sur la production frénétique, mais sur la valorisation durable de nos connaissances, de nos compétences et de notre solidarité.
5. Comment mettre en place une vraie écologie cognitive dans son équipe ?
Une écologie cognitive ne se décrète pas : elle se construit. Elle ne consiste pas à distribuer des conseils de bien-être individuels, mais à transformer en profondeur la manière dont une équipe vit, travaille et protège son énergie mentale. C’est une démarche collective, où le rôle du manager est central. Être gardien de l’attention de son équipe, c’est d’abord reconnaître que la charge cognitive est une ressource rare, et donc organiser son usage avec discernement. Pour un manager, cela signifie passer d’une logique de consommation illimitée de l’attention à une logique de préservation et de régénération. Voici cinq gestes concrets pour y parvenir.
5.1. Créer des espaces de concentration protégés
Les travaux de Gloria Mark (2008) montrent que chaque interruption coûte vingt minutes de concentration réelle. Multipliez cela par une journée de sollicitations, et vous obtenez des heures d’attention dissipées.
Conseil concret : instaurez avec votre équipe plusieurs créneaux hebdomadaires de 1h30 à 2h00 sans interruptions (pas de réunions, pas d’emails, pas de notifications). Prévenez les autres services que votre équipe est « injoignable » pendant ce temps. Au début, cela peut sembler artificiel, mais très vite, chacun retrouve la profondeur de pensée nécessaire pour avancer réellement. Dans l’idéal, la suite est une auto-organisation de chacun sur le choix de ses créneaux bloqués de concentration ou “deep work”.
5.2. Hiérarchiser, plutôt que saturer
La culture de l’urgence est une pathologie organisationnelle. Quand tout est urgent, plus rien n’est important. Or, le stress chronique inhibe les fonctions exécutives du cortex préfrontal (Arnsten, 2009).
Conseil concret : commencez chaque semaine par une réunion de priorisation de 20 minutes où l’équipe définit ses trois objectifs majeurs. Inscrivez-les visiblement (tableau, espace partagé). Chaque demande imprévue doit être confrontée à cette liste : si elle est réellement prioritaire, elle prend la place d’un des trois objectifs ; sinon, elle attend. Et bien sûr, favorisez le fait que chacun développe cette hygiène pour soi également.
5.3. Réduire le bruit organisationnel
Sweller (1988) distingue la charge utile de la charge inutile : trop d’outils et de process créent un bruit cognitif qui grignote l’attention.
Conseil concret : faites un « audit du bruit » avec votre équipe. Pendant une semaine, notez chaque canal utilisé (email, Slack, Teams, WhatsApp, intranet…). Évaluez ensemble lesquels sont utiles, lesquels doublonnent, lesquels épuisent. Supprimez un canal inutile. Réduire un seul flux peut libérer une quantité d’attention considérable. Et pour le reste, définissez des règles de réactivité et de sollicitation. C’est une discipline indispensable à développer, et bien évidemment, le manager doit donner l’exemple.
5.4. Intégrer des rituels de récupération cognitive
Le stress lié à la polycrise consomme une partie de notre attention avant même le travail (McEwen, 1998). Un manager peut contribuer à restaurer ce capital cognitif.
Conseil concret : démarrez vos réunions par deux minutes de silence, de respiration, ou un tour de table rapide : “comment chacun arrive dans la réunion ?” Cela peut sembler anecdotique, mais c’est un geste de régulation attentionnelle puissant, qui permet de libérer l’esprit du bruit extérieur.
5.5. Travailler en surfant sur les cycles
Toutes les activités professionnelles connaissent des cycles : les clôtures comptables, les pics commerciaux, les rentrées scolaires, les saisons touristiques. Pourtant, beaucoup de managers exigent un rythme constant, comme si l’attention pouvait se consommer linéairement. C’est une erreur : le cerveau, comme l’organisation, fonctionne mieux avec des alternances d’effort et de récupération (Baumeister & Tierney, 2011).
Conseil concret : cartographiez avec votre équipe les périodes structurellement intenses de votre activité (fin d’année, rentrée, etc.). Planifiez en miroir des phases allégées, avec moins de projets transverses et plus de temps pour respirer. Cette gestion cyclique n’affaiblit pas la performance : elle la renforce, car elle donne du sens à l’effort et restaure l’équilibre.
6. Trois scénarios à horizon 2040
Celles et ceux qui me lisent régulièrement le savent : j’ai à coeur de projeter l’évolution des sujets dans le temps, sous forme de scénarios. D’une part parce que je ne suis pas en mesure de décrire précisément ce qui adviendra, et donc l’approche par scénarios offre plus de souplesse. D’autre part parce que cet exercice de projection permet de se positionner sur le terrain des valeurs, pour mieux comprendre les actions ‘mécaniques’ ou a priori neutres d’aujourd’hui qui auront des conséquences bien plus larges à long terme. Imaginer l’avenir de notre charge cognitive, c’est donc poser un miroir à nos choix présents. Les scénarios ne sont pas des prophéties, mais des lignes de fuite possibles : des avertissements autant que des invitations.
6.1. La délégation totale : l’illusion du confort cognitif
En 2040, il serait possible que nous ne prenions plus aucune décision par nous-mêmes. Les intelligences artificielles, devenues nos conseillères permanentes, filtrent l’information, hiérarchisent les priorités, rédigent les synthèses, anticipent nos besoins. L’esprit humain n’est plus sollicité que pour valider. Le confort est maximal, mais la conséquence est paradoxale : comme le GPS a réduit nos compétences d’orientation spatiale (Ishikawa et al., 2008), cette dépendance atrophie nos capacités de discernement. L’esprit, privé d’effort, perd en plasticité.
Ce futur n’est pas dystopique à la manière d’un roman d’anticipation ; il est doux, séduisant, mais profondément dangereux : celui d’une civilisation dont la lucidité s’endort.
6.2. La fracture cognitive : une élite préservée, une majorité épuisée
Un autre chemin possible est celui de la sécession cognitive. Une minorité — dirigeants, cadres supérieurs, professions libérales — investit massivement dans des pratiques attentionnelles : retraites silencieuses, coaching cognitif, accès à des environnements de travail protégés. Le reste de la société continue à vivre dans le bruit permanent, saturé d’écrans et d’urgences.
La conséquence serait une inégalité nouvelle, invisible mais décisive : la répartition inégale de la charge cognitive disponible. Comme l’a montré Matthew Crawford (2015), l’attention devient un bien rare, capté et marchandisé. Dans ce scénario, ce n’est plus la richesse matérielle qui distingue, mais la capacité à préserver son esprit. Une fracture silencieuse, mais fatale à la démocratie.
6.3. L’écologie cognitive collective : l’attention comme bien commun
Enfin, il existe un futur possible où la charge cognitive est traitée comme une ressource stratégique, au même titre que l’eau ou l’énergie. Les organisations reconnaissent qu’un collaborateur qui préserve son attention est plus précieux qu’un collaborateur disponible en permanence. Les outils numériques sont redessinés pour réduire le bruit plutôt que l’amplifier. Les managers sont formés non seulement à fixer des objectifs, mais à préserver la capacité de concentration de leurs équipes.
Dans ce monde, l’attention est protégée comme un bien commun. Les entreprises intègrent des indicateurs de charge cognitive dans leurs pratiques de préservation de la santé mentale au travail. Les gouvernements adoptent des régulations sur la captation attentionnelle, comme ils l’ont fait pour la pollution environnementale. L’éducation initie les enfants à l’art de l’attention soutenue, au même titre qu’à la lecture et au calcul.
Ce scénario n’est pas naïf. Il exige une volonté collective, une régulation politique, une transformation organisationnelle. Mais il est le seul qui puisse restaurer notre agentivité collective : la capacité de décider ensemble, lucidement, face aux défis de ce siècle.
7. La méthode Tomorrow Theory : réapprendre à rythmer le travail
Le travail n’est pas un flux continu et indifférencié. Dans le marché RH, comme dans beaucoup d’autres, l’année obéit à des cycles naturels : des moments d’intense effervescence, des creux où tout semble suspendu, des respirations nécessaires, et des temps où l’on peut se réinventer. Trop d’organisations refusent de voir ces cycles et imposent un rythme linéaire, ininterrompu, épuisant. Elles se privent alors de l’intelligence collective qu’elles cherchent pourtant à cultiver.
La méthode Tomorrow Theory, mise en place en 2022, part d’un constat simple : pour préserver l’agentivité, la créativité et la santé mentale des équipes, il faut assumer pleinement ces rythmes et les structurer dans l’organisation. C’est ce qui permet d’allier performance et durabilité, intensité et équilibre.
7.1. STRONG : les vagues de haute intensité
Ce sont les rentrées, les séminaires, les grands moments de l’année où tout s’accélère. Environ 20 à 25 semaines par an. Dans ces périodes, l’énergie doit être consacrée presque exclusivement au delivery : missions, interventions, accompagnements. Mais il faut accepter qu’une dette s’accumule : moins de temps pour la R&D, pour la structuration, pour la veille. STRONG, c’est la vague qui porte l’organisation — il faut l’affronter avec lucidité, en sachant qu’elle ne peut pas durer indéfiniment.
7.2. SLOW : les respirations structurantes
Entre ces vagues, environ 15 à 20 semaines dans l’année, se trouvent les phases SLOW. Elles ne sont pas des temps morts, mais des temps pleins : reposer les objectifs, produire les assets, préparer les campagnes de leads, reconstruire les workflows, se ressourcer. Là où STRONG est le temps de la dépense, SLOW est le temps de la régénération. Ce sont ces semaines qui rendent possibles les futures accélérations.
7.3. OFF : les vraies coupures
On oublie trop souvent que le repos n’est pas une option mais une condition. Chez Tomorrow Theory, dix semaines de congés sont réparties sur l’année, presque toujours pendant les moments calmes du marché. Ces OFF ne sont pas des parenthèses honteuses mais des piliers du système. Ils permettent aux esprits de se recharger, aux corps de se régénérer, aux équipes de revenir plus fortes.
7.4. RED : les plongées profondes
Deux à quatre fois par an, chacun peut s’accorder une semaine RED. C’est une semaine de deep work intégral, libérée des urgences, consacrée à la recherche, à la formation, à l’exploration de nouveaux territoires. Écrire un livre, prototyper une offre complexe, se former en profondeur : les RED sont les incubateurs d’avenir. Ces moments ne produisent pas de résultats immédiats, mais ils nourrissent le long terme et préservent la capacité d’innovation.
7.5. TEAM : les grands rendez-vous collectifs
Trois fois par an, au début de chaque quadrimestre, l’équipe se retrouve pour une semaine TEAM. C’est le temps des bilans et des projections, mais aussi celui de la réinvention. On y fait le post mortem du cycle précédent, on redéfinit les objectifs pour les mois à venir, on se projette sur 18 mois et on interroge sans complaisance la pertinence du positionnement et de la mission. Ces TEAM sont des boussoles, qui empêchent l’organisation de dériver dans le flot quotidien.
7.6. Les routines comme colonne vertébrale
En dehors de ces grands cycles, la vie de Tomorrow Theory, où chacun est en full remote, est rythmée par des routines simples : une réunion hebdomadaire de deux heures en visio pour garder le cap, une journée optionnelle en présentiel chaque semaine pour maintenir le lien, et une journée obligatoire par mois, les Big Bang Meetings, moments d’inspiration et d’apprentissage collectif. Ces rituels ne sont pas accessoires : ils assurent la continuité dans le mouvement, la stabilité dans le changement. Et bien évidemment, Slack est le lien du quotidien.
7.7. Les limites du modèle
La méthode Tomorrow Theory a le mérite rare de reconnaître les cycles réels du marché et d’aligner le rythme de l’organisation sur eux. Elle structure le temps de manière pragmatique et protectrice de la ressource cognitive. Mais elle n’est pas sans limites.
D’abord, elle suppose une grande maîtrise du calendrier et une relative stabilité des cycles. Or, certaines crises imprévisibles — économiques, technologiques ou sociales — peuvent bousculer l’équilibre, forçant à entrer en mode STRONG quand l’organisation est censée être en SLOW ou en OFF. Le modèle manque encore de mécanismes explicites pour absorber ces imprévus.
Ensuite, la méthode est très adaptée au conseil et aux métiers intellectuels, mais plus difficile à transposer dans des environnements où la production est continue (industrie, santé, services publics). Il faudrait donc imaginer des déclinaisons sectorielles.
Et bien sûr, ce modèle implique une grande responsabilisation et autonomie de chacun. Car un cadre collectif n’a de valeur que s’il est incarné individuellement. Chacun doit savoir reconnaître dans quel état il se trouve, ce qu’il peut donner en période STRONG, ce qu’il doit reconstruire en SLOW, ce qu’il a besoin de couper en OFF, ou encore ce qu’il veut approfondir en RED. La méthode ne fonctionne pas par contrôle mais par confiance : elle suppose que chaque membre de l’équipe se comporte comme un adulte lucide sur ses propres limites et ses propres ressources. C’est d’ailleurs là que réside sa véritable force : elle transforme l’organisation en un organisme vivant, où la circulation de l’énergie dépend moins d’une discipline imposée que d’une agentivité partagée, où chacun devient co-responsable du rythme collectif.
La méthode Tomorrow Theory n’est pas qu’un outil de planification. C’est une philosophie : reconnaître que l’attention humaine est une ressource finie, et que l’organisation doit la protéger.
Cette méthode a été créée par refus du mythe du flux linéaire, pour assumer la dynamique des cycles. C’est comprendre que la performance naît de l’alternance entre l’intensité et le repos, entre l’exécution et la réinvention. C’est, au fond, une manière de remettre l’humain au centre, comme énergie vivante à rythmer, à régénérer et même à développer.
Conclusion
Préserver la charge cognitive à l’ère des écrans, de l’IA et des polycrises, ce n’est pas seulement améliorer l’efficacité au travail : c’est affirmer un choix de société. Derrière l’écologie cognitive se cache une question beaucoup plus fondamentale : voulons-nous que la technologie et les organisations dictent le rythme de nos vies, ou décidons-nous de réapprendre à les rythmer nous-mêmes ?
Car en vérité, il ne s’agit pas uniquement de réunions trop longues ou de notifications incessantes. Ce qui est en jeu, c’est la capacité de l’être humain à rester maître de son attention, donc de sa liberté intérieure. Les Grecs anciens voyaient déjà dans l’otium — ce temps préservé pour penser, contempler, inventer — la condition même de la citoyenneté. Aujourd’hui, l’otium doit être repensé non pas comme un privilège rare, mais comme une ressource collective indispensable à l’innovation, à la démocratie, à la résilience des sociétés.
Les organisations qui auront compris cela ne gagneront pas seulement en productivité : elles deviendront des écoles de la lucidité, des lieux où l’on apprend à naviguer dans la complexité plutôt que de s’y noyer. En ce sens, la protection de la charge cognitive rejoint les grands défis contemporains : la transition écologique, qui nous invite à respecter les cycles naturels ; l’économie quaternaire, qui repose sur la valorisation des ressources immatérielles ; et même la régulation de l’intelligence artificielle, qui nous oblige à tracer une frontière entre ce que nous voulons déléguer aux machines et ce que nous devons protéger comme inaliénablement humain.
Préserver notre charge cognitive, ce n’est pas seulement survivre au tumulte présent. C’est choisir de créer un futur où l’attention humaine reste le cœur battant de nos sociétés.
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